LISK – The Long Island Serial Killer – Partie II

Le 14 juillet dernier, Rex Heuermann, un architecte new-yorkais de 59 ans, est arrêté par la police en bas de son bureau de Manhattan, sur la Ve avenue. Il est accusé d’avoir assassiné au moins trois personnes. Treize années après la découverte des premiers corps, le cold case du Long Island Serial Killer (LISK) semble en voie de résolution. 

C’est cette histoire que je voudrais vous raconter, le temps d’un été, parce qu’au-delà du fait divers, c’est aussi une histoire de l’Amérique.

Partie I. Shannan

Partie II. Melissa

Juillet 2009 – New York 

Si vous avez vu le film Taxi Driver, de Martin Scorsese, alors vous savez à quoi ressemblait New York dans les années 70. La description qu’en fait Travis, le chauffeur, est explicite. Les images aussi. Certains quartiers sont si dangereux que personne n’oserait s’y aventurer. C’est le cas d’Harlem ou du Bronx. Mais aussi de Times Square qui devient le symbole même de la corruption de la ville. Au milieu des années 90, le maire républicain Rudolph Giuliani (1994-2002)  va s’employer à « nettoyer les trottoirs », pour reprendre les mots de Travis, avec succès. Il appliquera la théorie de la « vitre brisée » qui établit un lien entre la délinquance et le fait de ne pas signaler les délits, aussi petits soient-ils. Selon lui, un carreau cassé non réparé entraînera systématiquement la destruction de toute la fenêtre, puis du bâtiment. C’est en appliquant cette politique de la « tolérance zéro » qu’il va redessiner la ville que nous connaissons aujourd’hui.

Mais en 2009, Times Square reste un carrefour bouillonnant où échoue à la nuit tombée toute une faune de touristes ivres, noctambules, insomniaques, mais aussi de prostituées et de dealers. Et si les grandes affiches « Triple X » ont cédé la place au Roi lion et à Avatar, si les marques comme Sony ou LG dépensent des millions de dollars pour s’afficher sur de gigantesques billboards étincelants, Brodway et la 46e rue restent des endroits que les New-Yorkais contournent, surtout la nuit.

C’est là que Melissa travaille.

Quelques années plus tôt, elle avait prévenu sa mère. « Je veux aller à New York. Tenter ma chance. Ouvrir mon salon. J’ai des contacts, tu sais. Je peux y arriver, maman. » Melissa Barthélémy, alors âgée de 19 ans, est une jolie jeune fille aux yeux en amande, au sourire irrésistible. Très petite, avec de longs cheveux noirs bouclés, elle a découvert sa vocation en coiffant sa sœur et ses amis. Sa mère n’est pas beaucoup plus âgée qu’elle, à peine trente ans. « J’aurais dû l’empêcher de partir, dira-t-elle plus tard. Mais si vous connaissiez Melissa, vous sauriez qu’il était impossible de lui faire changer d’avis. »

Melissa Barthelemy est née dans une banlieue pauvre de Buffalo, une ville de l’État de New York très au nord, près de la frontière canadienne. C’est une bonne élève d’un lycée public difficile, avec beaucoup de facilités en math. Elle se bat souvent. « N’attaque jamais, dira-t-elle à sa petite sœur. Mais si on t’attaque, alors défends-toi ! » Les gens sont très étonnés de voir une si petite jeune fille – 1m47 -, si drôle et si souriante, capable de décrocher une gifle à assommer un cheval. Alors, lorsqu’elle quitte Buffalo à 19 ans pour suivre un homme « qui lui a trouvé une place dans un salon de coiffure à New York », sa mère espère que sa fille saura se défendre. « Tu sais que je ne suis pas au coin de la rue, lui dira-t-elle au moment de la quitter. Il me faudrait huit heures pour venir jusqu’à toi… Alors, sois prudente… »

À la différence de Shannan, Melissa ne répondra pas « Je suis toujours prudente. »

Sur les clichés de 2009, Melissa n’est plus cette jeune fille rayonnante, mais une femme très maquillée, coiffée d’une perruque blonde. La nuit, avec sa copine Kritzia – surnommée « Mariah », à cause de sa grande passion pour Mariah Carrey -, elles traînent toutes les deux du côté du Mc Do de Brodway où échouent les hommes à la sortie du Lace, le seul club « Gentlemen only » qui survit à Times Square. Il est aujourd’hui fermé, mais, de toute façon, les critiques étaient très mauvaises sur Google ou Yelp.

Les types sont de passage, souvent ivres. Ils sortent du Lace un peu frustrés d’avoir pu regarder seulement et, lorsqu‘ils croisent Mariah et Chloé – le nom que se donne Melissa sur le trottoir – ils sont parfois tentés. À moins que le Lace les ait essorés de leurs derniers billets à coups de bouteilles hors de prix. Parfois, ils sont tellement ivres qu’ils ne parviennent même pas à se rappeler leur code pour retirer de l’argent. C’est comme ça depuis trois ans.

Kritzia, alias Mariah, se souvient de la première fois qu’elle a rencontré Melissa, insolente, rigolote et vraiment toute petite. Elle ne lui donnait pas un an, ici. Après une première dispute mémorable au cours de laquelle Melissa l’a giflée, elles sont devenues amies. « C’était une tête brûlée. Vraiment. Rien ne lui faisait peur. Elle prenait tous les clients. Lorsque j’ai appris qu’elle avait une famille à Buffalo, je lui ai dit ‘Mais qu’est-ce que tu fais ici ?’ Moi, si j’en avais eu une, je serais retournée vivre avec elle. »

Depuis qu’elle a quitté Buffalo, Melissa revient au moins une fois par an voir sa famille, à Noël, les valises pleines de cadeaux pour sa mère, sa demi-sœur qu’elle adore, mais aussi son beau-père, Jeff et même ses cousins. Elle partage avec Shannan la même générosité, le même désir de gâter sa famille. Cette année, tout le monde a eu droit à un AirPods.

Sa mère la croit vraiment coiffeuse dans un salon de New York, économisant chaque dollar pour ouvrir son établissement à Buffalo. Mais Amanda, sa petite sœur de 15 ans, a compris. Deux étés de suite, elle est venue passer quelques semaines avec elle. Difficile de lui cacher la vérité.

Dans ses souvenirs, les deux premières années, Melissa semble avoir une vie stable. Elle a son propre appartement dans le Bronx – un sous-sol en mauvais état, à la peinture écaillée, dans un quartier sans charme –  dont elle assume, seule, le loyer. Pendant ses séjours, Melissa traite sa petite sœur comme une reine. C’est elle qui paye les billets d’avion, le shopping, les restaurants, leurs sorties à Brodway aux meilleures places. En 2010, les sièges les plus abordables pour aller écouter « Le Roi Lion » sont à $25. Comptez $170 aujourd’hui.

Mais il y a ces conversations mystérieuses au téléphone avec des inconnus… Ces tenues extravagantes qu’elle passe certains soirs, robes de fête et maquillage très appuyé… Ces voitures noires qui viennent la chercher en pleine nuit. « Où vas-tu ? – Je sors. On se retrouve demain, d’accord ? » Et aussi ce tatouage, en haut du dos. Ce « Blaze » à l’encre noire. « C’est qui ? »

Son amoureux.

Je ne suis pas parvenu à trouver des photos de Johnny Terry, aka « Blaze », l’amoureux, le petit ami. Mais on pourrait écrire aussi le proxo, le mac, the pimp, le souteneur… les mots ne manquent pas. Amanda, la sœur de Melissa l’a croisé une fois. Elle le décrit comme un séducteur, un playboy, le dos couvert de tatouages, plus flamboyant que menaçant, à moins qu’il ne s’agisse de cogner Melissa. Ça, il sait très bien le faire. Mais dans la rue, personne ne le respecte vraiment. Il ne fait pas peur et ne suit pas vraiment les codes du truand. Heureusement qu’il a Mel à ses côtés, son meilleur ami et partenaire en affaires avec qui il partage une maison. Une vraie brute, lui, qui compte Kritzia dans ses protégées et que tout le monde craint sur Times Square.

D’ailleurs, Johnny ne se voit pas du tout comme proxénète. Il est vraiment au-dessus de tout ça. Melissa lui donne l’intégralité de ce qu’elle gagne ? Mais c’est parce qu’elle est dépensière, qu’elle ne sait pas du tout gérer son argent. Est-ce qu’elle n’a pas dit à sa mère qu’elle voulait « dépenser sans avoir à compter » et lui offrir « la vie qu’elle n’avait jamais pu avoir » ? On suppose que c’est lui qui a mis Melissa sur le trottoir dès son arrivée à New York. Il ne mériterait vraiment pas que l’on s’intéresse à lui plus longtemps, mais son témoignage est important, comme nous l’entendrons plus loin.

Pour le moment, projetons-nous à la fin de l’année 2009. Melissa est revenue à Buffalo pour les fêtes, avec, comme toujours, des cadeaux plein sa valise. Mais elle ne va pas bien. Sa mère et son beau-père, Jeff, la trouvent déprimée. Ils lui mettent la pression pour rester avec eux. « New York ne te réussit pas. Et puis, on a besoin de toi au restaurant. » Ils ne connaissent pas la vérité. Ne s’en doutent même pas. La seule chose que Melissa a bien voulu leur dire, c’est qu’elle arrondissait ses fins de mois en dansant dans un Club, nue. Dans le milieu, on appelle les strip-teaseuses les « geishas ». Melissa se moque souvent d’elles, lorsqu’elles les voient sortir du Lace. « Hey, les geishas ! On a encore passé sa soirée à danser autour d’un bâton ? » Jeff insiste :  « Tu pourrais travailler avec nous… en famille. »

Elle hésite. Évidemment, le mot « famille » la touche. Mais revenir à Buffalo ? Travailler douze heures par jour pour quoi ? Cent dollars, quand elle en gagne deux-cents en une heure ? Et puis elle vient juste de déménager dans le ground floor à $800 d’une petite maison mieux située, avec un bout de jardin et des enfants qui font du vélo dans la rue. Elle espère que sa nouvelle adresse plaira suffisamment à Blaze pour qu’il s’installe avec elle. Alors, « Non, Jeff. Pas déjà. C’est trop tôt. L’année prochaine. J’aurai gagné assez pour ouvrir mon propre salon. »

Aux premiers jours de janvier, sa famille l’accompagne à l’aéroport avec regret. Elle serre Amanda dans ses bras : « Tu viendras me voir cet été, hein ? Tu promets ! Tu vas adorer mon nouvel appart’». Et elle repart.

Le troisième hiver est difficile. Blaze n’est pas venu vivre avec elle. Officiellement, il tient à son indépendance, mais au quotidien, il partage sa vie de pimp avec une autre femme capricieuse à qui il cède tout. C’est avec l’argent de Melissa qu’il règle les factures.

Février est vraiment terrible. Les rues de New York forment des couloirs dans lesquels le vent glacé s’engouffre. Impossible de lui échapper. On parle de -20° ressenti. Les geishas se moquent de Melissa. Au moins, elles se tiennent au chaud. « Et toi ? »

Le maire de la ville, Michael R. Bloomberg poursuit la tâche de son prédécesseur : la police est omniprésente à Times Square et, finalement, Melissa se fait arrêter. Blaze n’intervient pas. Elle n’est pas emprisonnée, mais condamnée à plusieurs jours de travaux utiles à la communauté. Elle fait une dépression. Une nuit, elle s’effondre dans les bras de Kritzia. « Je n’en peux plus. Je veux arrêter. » « Tu as des gens qui t’aiment et qui t’attendent à Buffalo. Pars maintenant ! » Pas sans argent. Pas pour être dépendante de sa famille. Et puis il y a Blaze qui ne la laissera jamais partir.

Aux beaux jours, l’espoir renaît. La perspective d’accueillir Amanda en juillet l’enchante. Kritzia remarque le changement. Son amie semble plus assurée, plus indépendante. Elle est en train de prendre ses distances avec Blaze. « Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as l’air différente. Tu es amoureuse ? » « Non. » « Alors quoi ? » Melissa  a un secret. « Lequel ? Raconte ! » « Tu vas pas aimer. » « Dis quand même ! » « Craig. » Et en effet, Kritzia s’assombrit. « Blaze est au courant ? » « Bien sûr que non ! répond Melissa en riant. Il me tuerait s’il l’apprenait. »

Craig pour « Craigslist ».

Craigslist est un site Internet lancé en 2005 par Craig Newmark qui recensait à l’origine les bonnes adresses qu’il voulait partager avec ses amis dans la baie de San Francisco. Histoire bien rodée d’Internet à ses débuts : le site connait un succès fulgurant et il devient en quelques années l’adresse incontournable pour vendre et acheter tout et n’importe quoi. Une voiture, des meubles « pour cause de déménagement », un ordinateur volé, une collection de nains de jardin ou encore des cours de maths à domicile.

Sur sa page d’accueil, le site est une succession de rubriques disposées en huit colonnes de liens, sans identité visuelle ni publicité. Même Amazon à la même époque n’est pas aussi moche. Mais ça marche ! En 2010, Craigslist dégagera un bénéfice de $44 millions. Dans ce grand bazar, on n’a aucune peine à repérer la section « Erotic Services » où Melissa, parmi 1,690 autres escorts a publié son annonce sous le pseudonyme de « Chloé ».

« Plus besoin de Blaze ! s’enthousiasme la jeune femme. L’annonce coûte $10 et toi, tu gardes 100% des gains. Plus besoin de trainer dans les rues, plus de Lace, de MacDo, de flics…  C’est toi qui gères ton temps, tes dispo et tout ça depuis chez toi. Tu disparais des radars. Tu deviens invisible. Pourquoi tu t’inscrirais pas avec moi ? » Kritzia refuse. « Beaucoup trop dangereux. »

Il faudra attendre trois ans et $1,7 million de chiffre d’affaires générés par 200,000 annonces pour que Craigslist supprime sa rubrique « Erotic Services » qu’elle aura d’abord hypocritement rebaptisée « Adult Services ». Dans son communiqué, le site dédira sa défunte colonne « aux millions de conjoints, partenaires et couples qui se sont rencontrés via Craigslist », leur souhaitant « beaucoup de bonheur ».

Le débat ne fait pas l’unanimité pour autant. « The Atlantic » lancé à la fin du XIXe siècle et passé online en 2008, parle « d’occasion manquée ». Le magazine estime que le site aurait pu nouer des partenariats avec la police pour surveiller le trafic illégal. Avec le recul des années, cette position semble cependant bien naïve : les géants du web garderont secrètes les informations sur leurs utilisateurs. À moins, bien sûr, qu’il ne s’agisse de les revendre à des annonceurs…

Il est certain cependant que les meurtres de Gilgo beach ont contribué à la fermeture définitive de la rubrique – dont bénéficieront d’autres sites comme Backpage ou eBay. Lors de l’enquête et sa communication dans la presse, il sera dit et répété que toutes les victimes étaient inscrites sur Graiglist, lui faisant, par là même, une sacrée publicité.

Donc, Melissa est sur Graiglist. Comme Shannon.

Kritzia, elle, ne veut pas entendre parler. « Comment es-tu sûre que le client n’est pas fou ou dangereux ? » Dans la rue, il y a l’expression, les yeux, le langage corporel, l’intuition… Mais online… « Tu n’es même pas certaine que la photo soit vraie. » « Tu flippes pour rien. T’as peur de ton ombre… Si tu préfères lâcher 80% de tes revenus à Mel, libre à toi. Mais pour moi, c’est fini ! »

En juin 2009, elle annonce à Blaze qu’elle ne veut plus financer « la s***** avec qui il vit ». Elle le quitte. « Tu n’es rien sans moi », hurle-t-il. Mais si : avec Internet et son BlackBerry, elle est la reine de la nuit. Il essaye de la retenir, la frappe, mais elle est déterminée. Et vous vous souvenez de ce que sa mère à dit : rien ne peut la faire changer d’avis. Elle doit faire rentrer de l’argent pour la venue de sa sœur dans quelques semaines. Alors Blaze redevient Johnny. Il calcule, temporise, espère qu’il pourra récupérer un peu d’argent plus tard, l’été passé. Il ferme les yeux, se propose comme chauffeur. Autant grappiller quelques billets. Mel, son partenaire de business se fout de lui « T’es un dur, toi, mec. » Un séducteur, plutôt. Il est au-dessus de tout ça.

Melissa ne passe plus ses nuits à Times Square. Ses voisins la voient souvent assise dehors, sur le trottoir, devant chez elle, au soleil. Elle sort tard, rentre au petit matin et s’occupe de ses cinq chats pendant la journée.

Tout début juillet, sa mère la relance pour qu’elle prenne le billet de sa sœur parce qu’elle n’a pas du tout le temps de s’en occuper « avec tout le travail qu’elle a au restaurant. » Amanda lui écrit « Ça tient toujours ? » « Mais oui, bien sûr ! Il faut juste que je trouve une date. J’appelle maman demain. »

Sur Craigslist, parmi les dizaines de propositions qu’elle reçoit tous les jours, il y a celle-ci : « Salut Chloé. C’est John. J’adorerais te rencontrer, mais j’habite à Long Island. Ça te pose un problème ? »


Depuis le 14 juillet 2023, jour de son arrestation, la presse apporte tous les jours de nouvelles informations sur Rex Heuermann. On interroge ses voisins, d’anciens collaborateurs ou élèves et même des escorts qui l’ont rencontré. On fouille sa maison, son passé, son ordinateur, son téléphone et toutes les informations qu’on y trouve dessinent le visage d’un homme en tous points similaire au portrait que l’on avait fait du tueur par le passé.

Mais, dans la mesure où Rex Heuermann n’a pas été condamné, je vais différencier dans mon récit ce que l’on sait de lui de manière certaine et ce que nous imaginons du tueur en le considérant comme deux hommes distincts. D’un côté nous aurons donc Rex Heuermann, le suspect et de l’autre « Unsub », pour reprendre le mot employé par la police, le tueur. « Unsub » peut se traduire par « sujet inconnu ».

En 2011, rapporte le New York Times, les profilers avaient dessiné les contours d’Unsub : « Il s’agit probablement d’un homme blanc, dont l’âge est compris entre 20 et 40 ans. Il est marié ou vit avec une femme. Il a fait des études et s’exprime bien. Il est à l’aise financièrement, travaille et possède une voiture luxueuse ou un pick-up. Il utilise des sacs en toile de jute dans le cadre de son travail ou de ses activités. Il vit ou a vécu sur Ocean Parkway ou dans ses environs, sur la rive sud de Long Island ».

Voyons maintenant à quoi ressemble Rex Heuermann. C’est un géant de près de deux mètres et 120 kilos qui dépasse largement en taille les policiers venus l’arrêter. En tant que professionnel de New York exerçant une activité dans le domaine de l’architecture, on trouve sans difficulté des photos le présentant costumé et cravaté avant que celles de son arrestation, démultipliées à l’infini, ne viennent saturer la toile.

Le portrait affiché sur son site Internet le montre dans la même position que le jour de son arrestation, ce qui est assez troublant, les deux mains jointes calmement posées sur son ventre rebondi. À la place des menottes, une grosse montre de type Rolex. Pas d’alliance. Un sourire indéfinissable, lèvres jointes. Sur certaines photos, il porte des lunettes de vue au look très 70’s. Mais c’est probablement le cliché réalisé par la police de Suffolk au moment de son incarcération qui le représente le mieux.

Ce qui m’a frappé, d’abord, c’est la couleur des yeux, d’un très beau vert. Une chevelure assez abondante, sans cheveux gris, châtain clair, comme ses sourcils. Une bouche toute petite, mais un visage énorme, disproportionné, comme si les yeux, le nez et les lèvres avaient été disposés d’une manière trop rapprochée au centre du visage, laissant à la mâchoire, aux pommettes, à l’ossature de l’ensemble, trop de place. On dirait une massue, un outil lourd et en métal dense. La peau est tâchée de rouge, – mais c’est peut-être la prise de vue, certainement pas à l’avantage du sujet – comme si ses secrets remontaient à la surface, comme s’il n’était pas capable de les cacher tout à fait.

Pour l’instant, en ces premiers jours de juillet 2009, Melissa et le tueur en sont au stade des négociations. Il lui a proposé $1000 pour le retrouver à Massapequa, Long Island, Comté de Nassau. « C’est loin ? » « Une heure de route environ. Tu as une voiture ? » « Non. » Elle pourrait demander à Blaze de la conduire, en lui faisant croire que le client ne la paye que $500. Mais elle a besoin de plus, de la totalité, pour accueillir sa petite sœur en reine. Le client demande : « Tu veux que ça soit moi qui vienne ? » C’est une ruse dont il connait déjà la réponse : sur l’annonce, Melissa a indiqué « out call ». C’est elle qui se déplace. « Non. » « Bon, tant pis alors. Ça ne marche pas. Une prochaine fois peut-être ? Salut ! »

Melissa est déçue. Elle vient de perdre $1000. Mais elle ne sait pas que cela fait partie de la stratégie du tueur.

Il la rappelle un peu plus tard. « C’est John. Je regardais tes photos et… vraiment, tu me plais trop pour laisser tomber. J’ai pensé… Écoute… Voilà ce que je te propose. Je t’invite à déjeuner… Tu aimes les lobster rolls ? Je connais le meilleur restaurant de lobster rolls de la région. On discute… Et si ça matche entre nous, on se retrouve chez moi. Qu’est-ce que tu en dis ? » Ce qui ne résout pas le problème de la voiture. « Ça aussi, j’y ai pensé. Tu prends le train et je t’attends à la gare de Massapequa. Tu viens d’où ? » « Manhattan. » « OK. Tu vas à Penn station. Tu prends le Long Island Rail train. C’est la ligne que j’emprunte tous les jours pour aller à mon bureau. Super simple. La verte. En une heure, tu es arrivée. » Une heure… plus le temps du métro depuis le Bronx… Aller-retour, ça fait pas loin de quatre heures. Au milieu de la nuit… Ça ne va pas être possible. « Il y a des trains jusqu’à quand ? » Il raccroche de nouveau en s’excusant « J’ai un double appel. Je te reprends après. » Et il ne rappelle pas. Elle n’a pas son numéro qui est masqué, comme la plupart de ses clients, sauf les réguliers. Merde ! C’était quand même un bon plan.

Elle sort de chez elle et s’assoit, comme elle le fait souvent, sur le trottoir, pour profiter du soleil et de la lumière (son appartement est en sous-sol d’une jolie petite maison). Une voisine lui fait un signe. « Comment ça va aujourd’hui ma belle ? » « Tout va bien. Et vous ? » Son téléphone sonne, elle prend l’appel. « Tu as le billet de ta sœur ? » « Je m’en occupe tout de suite. » « Vraiment, il faut que tu me dises, pour que je sache quand je dois l’accompagner à l’aéroport. Ça n’arrête pas au restaurant. Je n’ai pas une minute de libre. » « Je sais maman. Je m’en occupe. » « Merci. Je t’aime. » « Je t’aime aussi. ».

Finalement, le client rappelle en début de soirée. « C’est John… Désolé, j’ai pas pu me libérer avant. Mon business me prend beaucoup. Qu’est-ce que tu fais ce soir ? Tu es libre ? » « Ça dépend. À quelle heure ? » « Écoute… je comprends que ce soit compliqué pour toi. Alors, je te propose $1500 et je viens te chercher en voiture. Ça te va ? On passe la nuit ensemble et je te raccompagne demain matin. » C’est vraiment très risqué. Melissa n’a jamais passé la nuit avec un client en dehors d’un hôtel. Il faudrait qu’elle prévienne Blaze… Qui va lui prendre la moitié de son argent… Le client continue : « J’ai vraiment trop envie de te voir. Tu es dans ma tête depuis des jours. » $1500, c’est beaucoup. Beaucoup trop. Kritzia lui aurait dit de se méfier. Mais ça paye les vacances d’Amanda. « OK John. Tu peux être là dans combien de temps ? » « Une heure. » Tu me donnes ton numéro ? » « Pas de problème. » Un téléphone jetable et anonyme dont il se débarrassera après usage. Impossible de remonter jusqu’à lui.

Melissa est prête. Elle sort de chez elle et reçoit un message de Blaze. « Tu fais quoi ? » « RDV client. » « Où ? » « Long Island. » « Tu veux que je t’accompagne ? » « Fous-moi la paix. » Blaze est furieux. Il faut vraiment qu’il la reprenne en main.

Et maintenant, il faut s’imaginer cet homme, chez lui, se préparant à tuer une nouvelle fois.  Il a probablement appelé Melissa à la sortie de son bureau, depuis Times Square, pour brouiller d’éventuelles recherches. Il sait qu’à cet endroit, le nombre de téléphones et d’appels sont trop nombreux pour que la police puisse isoler le sien, même s’il ne risque pas grand-chose avec son appareil jetable.

Ce n’est pas un accès de folie, ou de fureur. C’est un acte planifié, un programme qui lui fait éprouver une excitation allant bien au-delà de tout ce que l’on peut ressentir et même imaginer. Car il sait comment cela va se passer. Il peut anticiper, projeter le film, image par image, scène par scène, avant même de le vivre. Il l’a déjà vécu, un an auparavant, en toute impunité. Et ça aussi, c’est très excitant. De savoir qu’il ne sera pas inquiété. Il n’a pas peur. Il peut agir librement. Il maîtrise toute la chaîne des actions et leurs conséquences. L’appât de l’argent qui leur font prendre tous les risques. Les appels répétés, insistants, qui les flattent quand même et prouvent sa motivation à les rencontrer. Le déjeuner, ou le dîner, qu’elles passent avec un type on ne peut plus normal, avec son pantalon à pinces qui contient son ventre et son polo à manches courtes rentré dans sa ceinture et ses chaussures sans élégance. Le type même du client lambda, marié, dont la femme est partie le temps d’un séminaire. C’est vrai qu’il dégage quelque chose d’un peu inquiétant. Mais, est-ce qu’ils ne sont pas tous un peu comme ça, avant la rencontre. Ce mélange de honte et d’excitation, tandis qu’elles jouent leur rôle de filles fascinées par tout ce que ces hommes savent faire, si brillants, que leurs femmes ne savent même pas voir, les idiotes !

Lui compare, soupèse, évalue. Melissa est de la même taille que la précédente et aussi fine. Elle sera facile à tuer et à déplacer. Mais leurs personnalités diffèrent. L’autre était plus douce, plus calme. Elle aurait pu être une copine de sa fille. Melissa n’a pas sa langue dans sa poche. Elle est plus agressive aussi. Elle demande tout de suite à voir l’argent qu’il n’a aucun mal à lui remettre. C’est seulement un prêt. Mais elle ne le sait pas. C’est excitant de savoir qu’elle  va mourir… Quel pouvoir il a ! Quel contrôle !

Il la fait monter dans son gros pick-up à plateforme ouverte à l’arrière et l’emmène manger des lobster rolls, ces sandwiches au homard que l’on trouve sur toute la côte est des États-Unis. Personne ne les remarque. C’est un couple ordinaire. Peut-être un père et sa fille. Il lui a demandé de s’habiller normalement. Le dîner se passe bien. Il n’y a rien à dire. Il parle de son métier. Elle parle de sa passion pour la coiffure. Il règle la note en liquide. « On y va ? »

On ne sait pas comment cela se passe ensuite. Peut-être Melissa est-elle surprise de la maison du tueur, petite et délabrée. Peut-être n’y prête-t-elle aucune attention. Mais lorsque la porte d’entrée se referme sur eux, la courte vie de Melissa Barthelemy est sur le point de finir.

Maintenant, il faut faire disparaître le corps. Le tueur sait où. Le long de Gilgo Beach, à côté de l’autre. Il adore passer par là en plein jour, surtout quand il est accompagné. Il lui fait un petit clin d’œil en passant. Il lui adresse un petit sourire. « Salut ma belle. Tu es bien installée ? » Elle est là depuis deux ans. Et personne n’en a la moindre idée. Sa disparition n’a même pas été signalée. En tout cas, il n’a rien lu sur le sujet. Il ne connait pas son véritable prénom, mais il aurait l’aurait reconnue.

Maintenant, il faut s’occuper de Chloé – Melissa. Il a le scotch, beaucoup plus pratique que les ceintures qu’il a utilisées avec la première. Il a le sac en toile de jute qu’il utilise comme camouflage pendant ses chasses. Et le corps nu devant lui, si petit, qui semble dormir. C’est lui qui a eu le dernier mot. C’est lui qui l’a fait taire une fois pour toutes. Il incarne à lui seul tous les hommes de la terre qui prennent, à travers lui, leur revanche éternelle. Il a le triomphe modeste. « Ne me remerciez pas, les gars. C’est cadeau. » Quelle soirée, quand même… Si seulement sa femme pouvait partir plus souvent… Mais non. Toujours là. Toujours dans ses pattes. Allez ! Il faut se débarrasser de la gamine. Ça ne va pas durer longtemps.

C’est en effet très facile. Le corps est entravé aux chevilles et aux poignets et roulé dans la toile, puis jeté à l’arrière du Chevrolet que le tueur a rentré au préalable dans le garage. Il est trois heures. Tout le monde dort. Et même si un insomniaque le repérait, personne ne fera le lien avec la disparition de cette fille qui ne sera, c’est presque sûr, même pas signalée.

L’arrière du pick-up est rempli de matériel. Le sac se distingue à peine. La voiture s’éloigne sans bruit de la rue paisible et endormie en direction de la mer. Le trajet, qui reprend celui que feront, une année plus tard Pack et Shannan, dure environ vingt-cinq minutes. Le tueur le connait par cœur. Il l’a emprunté des centaines de fois. C’est un enfant du coin. Il s’arrête à tous les feux, tous les stops et respecte scrupuleusement les limitations de vitesse. 55 miles par heure. 90 km/h. Pas question de se faire arrêter par la police.

Lorsqu’il s’engage sur Parkway Ocean pour remonter vers Gilgo Beach, il se sait tiré d’affaire. Il fit frais la nuit, même en plein été. La route est si droite que l’on repère de très loin les feux d’un autre véhicule. Le seul risque en ce début de saison, serait de croiser l’un de ces crétins de surfeur à vélo, tenant d’une main sa planche et de l’autre, le guidon de son engin. Il les déteste, ces types aux corps parfaits, aimants à filles magnifiques. Ils n’ont pas besoin de payer, eux ! Ils ont tout ce qu’ils veulent ! Toute cette jeunesse insouciante, cette vie de sport et de sexe que, lui, n’a jamais eue. Lui, si différent, toujours marginalisé, dont tout le monde se foutait. Le freak, le débile, Frankenstein, dont les filles avaient peur, harcelé juste parce qu’il était différent. Battu à la maison par son père. Et sa mère qui ne disait jamais rien. Qui ne prenait jamais sa défense. Mais c’est terminé maintenant. Il tient sa revanche. Même si personne ne le sait. Lui le sait. Et il peut en jouir en secret.

Il aurait bien fait durer la balade encore un peu, mais ce serait prendre trop de risques. Il faut se débarrasser du corps maintenant.

« On arrive ma jolie ».

Il se gare sur le bas-côté, le long de la dune, à une centaine de mètres de l’autre corps, tous phares éteints.

« Salut toi ! Je t’amène une copine. Pas sûr que ce soit tout à fait ton genre, mais avoue que tu as besoin de compagnie, non ? Quelqu’un avec qui causer… »

Le tueur sait exactement où il a abandonné sa précédente victime, même si rien n’est visible depuis la route. Il prend une dernière fois Melissa dans ses bras, elle est encore chaude, et s’avance dans les buissons, éclairé seulement par la lune.

« Ce n’est peut-être pas le meilleur endroit pour passer gentiment tes prochaines années, mais 1) tu es au bord de la mer, tu entendras les vagues. 2) Tu as une copine avec toi. 3) J’ai des projets pour la suite. Si ta copine et toi ne faites pas trop de bruit, si vous restez bien sagement ici, je pourrai bien vous en amener d’autres. OK ? On fait comme ça ? »

Il s’arrête. La végétation est trop abondante pour continuer et il s’est suffisamment éloigné de la route. Il jette le corps enroulé dans sa toile. Il ne sent plus rien. Ni fatigue ni remords ni excitation.

« Voilà. Je te laisse maintenant. Mais je passerai vous voir de temps en temps. C’est promis. Je n’ai jamais été un grand sportif, alors je ne te garantis pas de venir nager par ici. Quant au surf… tu m’imagines sur une planche ? Quelle rigolade ! Mais ça m’arrive de passer par là. Tu reconnaîtras ma voiture facilement. Je peux klaxonner aussi si ça t’amuse. Ça t’amuse ? Toi si bavarde, tu pourrais faire un effort quand même… Non ? Bon… Allez. Je vous laisse les filles. Soyez sages. Et ne dites pas trop de mal dans mon dos, promis ? »

Le tueur remonte dans son véhicule et démarre son V8 en direction de Jones Beach. Lorsqu’il est de retour chez lui, dans la petite maison délabrée à $170,000, le ciel commence à s’éclaircir. C’est l’aube. Il ramasse les affaires de Melissa qu’il jette dans un sac poubelle, à l’exception du téléphone portable qu’il éteint. Il faudra penser à le recharger au bureau. Il s’assoit ensuite devant son ordinateur et supprime le compte utilisé pour échanger avec Melissa. Il en créera un autre demain, avec une adresse mail jetable.

La journée spéciale est terminée. Demain, tout recommence exactement comme les autres jours. Sa femme rentrée de son séminaire. Ses enfants de retour de chez leurs amis. Et puis les clients stupides. Les clients qui ne comprennent rien à rien; à qui il faut toujours tout expliquer, tout répéter, parce qu’ils ne maîtrisent pas, comme lui, toutes les subtilités de sa profession, dans l’horreur d’une existence sans amour ni amitié ni lien social, dans laquelle il se sent vivant seulement lorsqu’il est seul à décider de la vie ou de la mort de jeunes et jolies jeunes femmes qui s’ouvrent à lui contre de l’argent.


Fin juillet 2023, j’ai emprunté en voiture l’Ocean Parkway à la recherche de l’emplacement où le tueur avait abandonné ses victimes. Les plages sont magnifiques, le sable blanc, la lune rousse en cette période de l’été. Lors de notre passage, un tournoi de beach-volley réunissait des dizaines de familles dans une ambiance bon enfant, plutôt populaire, sans commune mesure avec la population des Hamptons, à une centaine de kilomètres plus haut.

Au grand bar du Salt Shak, nous ne nous sommes pas risqués à commander le « All American Menu » (wings, mozzarella sticks, and chicken fingers servis avec des frites) mais sachez que le « Coolcumber » est imbuvable. Tout le monde n’est cependant pas de mon avis :  l’établissement est noté 4,1 étoiles sur Google et les gens adorent danser le Madison sur de vieux rocks interprétés par un chanteur nasillard.

Une fois nos cocktails postés sur Instagram sur fond de pleine lune – il fallait bien rentabiliser nos $28 plus tips – nous sommes remontés vers le nord. En vain. Quelque chose ne collait pas. Le paysage n’était pas aussi désolé que je l’avais imaginé. Les buissons, certes, étaient très touffus, mais peu profonds. J’avais dû mal à imaginer que les corps aient pu rester là si longtemps, alors que la plage et les maisons étaient toutes proches. Quelqu’un aurait dû les trouver avant.

Nous avons finalement dépassé Gilgo Beach sans même nous en apercevoir, jusqu’à distinguer une croix rose, décorée de fleurs artificielles sur le bas-côté de la route. C’était là ? Non. Le témoin d’une autre mort, peut-être un accident de voiture.

Finalement, nous sommes arrivés à « Oak Island Beach Association » où Shannan avait disparu treize années auparavant. Nous avons emprunté le même chemin jusqu’à la barrière ouverte sur la communauté privée, mais ne nous sommes pas aventurés au-delà. Vous vous souvenez du « No Trespassing ».

Et c’est au retour vers Jones Beach que j’ai compris mon erreur. Les corps avaient été abandonnés de ce côté de la double voie, lorsque l’on regarde les terres et non pas la mer. Les buissons, très denses, ne sont pas beaucoup plus profonds que du côté de l’océan, mais on ne compte aucune maison, seulement des marais aux alentours. Personne n’a jamais eu aucune  raison de s’arrêter ici. Pour le tueur, les corps étaient donc en sécurité.

Une dernière chose m’a troublé. La double voie est séparée des buissons par une voie cyclable et une barrière de sécurité que le tueur aurait dû enjamber ? En faisant des recherches – c’est ce qu’il y a de formidable avec les Américains, tout est documenté, jusqu’au nombre d’arbres à l’unité près dans Manhattan – j’ai découvert qu’en 2010, la piste était en très mauvais état. Un projet de rénovation avait même été voté. Il n’y avait donc certainement pas de barrière de protection en cet été 2009 et le pick-up du tueur pouvait y accéder sans difficulté.

Il n’empêche, les corps étaient là, tout près de la route. Et pendant des années, les automobilistes sont passés à leur côté sans soupçonner la triste vérité.