Belle de jour
“C’est en février 1928 que Kessel acheva le manuscrit. Dans son Journal, à la date du 7 août 1927, Roger Martin du Gard (Journal II 1919-1936, Gallimard, 1993, p. 574-575) évoque cette anecdote : « Je tiens à noter ici une incroyable histoire que m’a racontée, assez confidentiellement, Gaston Gallimard ! Kessel est en train d’écrire la vie d’une femme, restée noble de cœur mais, physiquement, descendue “jusqu’aux pires dégradations de la sexualité”. Sentimental, marié, pas coureur, ne sachant où se documenter, il a prié Gaston de lui trouver des adresses de maisons de passe. Mais ce qu’il voulait était très particulier. Il cherchait à savoir de façon sûre, s’il existe des endroits où une femme débauchée peut venir se choisir des hommes, qu’elle paierait au besoin. Gaston, fort inexpert aussi (dit-il…) s’informe et finalement on lui donne l’adresse d’une espèce d’agence particulière, rue du Faubourg-Montmartre. Rendez-vous est pris avec Kessel pour aller faire sur place une incursion. Mais Kessel, obligé de rejoindre sa femme en Suisse [sa femme, tuberculeuse, est soignée à Davos, NDRL], fait faux bond et prie Gaston d’y aller seul. Gaston y va. L’agence occupe le dernier étage de la maison. Un dernier palier, une seule porte. Gaston est introduit auprès d’une dame, dans un bureau, et demande ce qu’on peut lui offrir. La dame explique que sa seule spécialité est de procurer des mineures, de vraies mineures, à domicile ; des gosses que les mères ou les sœurs prostituent, chez elles, avec toutes les garanties désirables. Ce n’était pas du tout ce que cherchait Gaston, qui s’en va. Il sort sur le palier, referme la porte, descend quelques marches, et voit monter vers lui un monsieur, sous un grand feutre foncé, qui, bien évidemment, ayant franchi l’avant-dernier étage, montait vers l’agence, seule locataire du haut. Or ce monsieur était : Charlie ! [Charles Du Bos, NDRl] Charlie, avec tous ses stylos hérissés dans sa poche, sa grosse serviette de livres sous le bras. Il reconnaît Gaston, se décompose, et ne trouve, après une longue hésitation, que ces mots : “Bonjour, Gaston… Comment va Yvonne ?” (Yvonne, c’est la femme de Gaston. Et le piquant c’est que ladite Yvonne est en train d’intenter à Gaston un procès en divorce). »
In Télérama