Verlaine, Mathilde
« Il me donna à lire les Poèmes saturniens et les Fêtes galantes.
Je trouvai des choses très belles dans le premier volume ; le second me parut exquis et me charma complètement. Charles mit quelques-unes de ces poésies en musique, entre autres Le Parc et Colloque sentimental. J’appris à les chanter.
(…) C’est par un hasard tout fortuit que je le rencontrai dans notre maison même, un jour qu’il était venu voir mon frère.
Un jour que Charles avait passé la nuit dans une fête chez Mme de Callias, ne l’ayant pas vu au déjeuner, je montai chez lui et me trouvai en face de Verlaine. Il est certain que lui me vovait pour la première fois et, s’il en avait été de même pour moi, il est probable que j’aurais été surprise par l’étrangeté de sa figure; mais, chez Mme Bertaux, j’avais eu tout le loisir de l’examiner pendant qu’il jouait. J’étais déjà habituée à son visage et, disons-le, à sa laideur. Ce fut donc en souriant que je lui dis gentiment bonjour et que, tout naturellement, j’engageai la conversation avec lui, ne pensant qu’à lui faire un aimable accueil, comme je le faisais pour les autres amis de Charles.
Je lui parlai de ses vers en connaissance de cause, puisque je les avais lus récemment, et en fis un éloge sincère, car ils m’avaient plu. Je m’efforçai même d’être plus aimable avec lui qu’avec les autres, précisément parce qu’il n’était pas beau. »
(…)
« Notre mariage fut un mariage d’amour, tout le monde le sait; mais le traditionnel coup de foudre n’avait pas été réciproque. Je fus d’abord prise de pitié pour ce pauvre être au physique disgracié et qui paraissait malheureux; ce sentiment me rendit plus accueillante et plus aimable pour lui que je ne l’étais pour les autres amis de mon frère; puis, je fus flattée et touchée en même temps d’avoir inspiré un si rapide et si sérieux amour. Entre le moment de la demande de Verlaine, en juin 1869, et notre mariage, célébré le 11 août 1870, il s’est écoulé quatorze mois, pendant lesquels je me suis attachée jour par jour, et je puis dire en toute sincérité que, le jour où je l’épousai, je l’aimais autant qu’il m’aimait.
C’est que moi seule ai connu un Verlaine tout différent de ce qu’il était avec les autres : Verlaine amoureux, c’est-à-dire transfiguré au moral et au physique. J’ai expliqué plus haut qu’en me regardant, sa physionomie devenait autre et qu’il cessait d’être laid. Au moral, le changement fut presque aussi complet. Pendant les quatorze mois de nos fiançailles, et pendant la première année de notre mariage, Verlaine fut doux, tendre, affectueux et gai ; oui, gai, d’une bonne gaieté saine et communicative. Il cessa si bien de boire que ceux qui l’avaient connu avant son mariage le crurent à jamais corrigé, et que ni mes parents ni moi n’eûmes même le soupçon qu’il avait été un ivrogne. Nous ne l’avons appris que trop tard hélas ! car, après ces deux bonnes années, Verlaine devint un être mauvais, haineux, brutal, toujours ivre, menteur, lâche, hypocrite, d’une méchanceté noire et raffinée. »